Nous allons maintenant donner un sens mathématique précis à la notion de
mesure. Dans tout ce paragraphe, l'espace de base est fixé et muni d'une
tribu également fixée (on dit parfois que le couple
est un
espace mesurable, ce qui exprime bien qu'on a les ingrédients
nécessaire à la construction des mesures).
DéfinitionUne mesure sur
est une application
de
dans
, vérifiant
``l'axiome de -additivité'' suivant:
(SA) -additivité: pour toute suite
(
d'éléments de
qui sont deux-à-deux disjoints
(i.e.
si ),
ainsi que l'axiome suivant:
(O).
La mesure est dite finie, ou de masse totale finie, si
.
Une mesure est donc une application sur la tribu
; mais par abus de
langage la quantité pour un
s'appelle la ``mesure de
l'ensemble '' (ou parfois: la ``valeur de sur '')
Dans l'axiome de -additivité (SA), la réunion
ne dépend
pas de l'ordre par lequel on numérote les ; grâce à la
propriété (S6), la
somme
ne dépend pas non plus de l'ordre de sommation !
On verra plus loin que les propriétés (SA) et (O) impliquent la
propriété d'additivité (A), ce qui n'est pas complètement
évident a-priori. Une application de
dans
qui vérifie seulement (A) s'appelle une mesure additive,
bien que ce ne soit pas nécessairement une mesure ! Intuitivement parlant,
la notion de mesure additive est plus naturelle que celle de mesure, que ce
soit pour les mesures ``de volume'', ``de masse'', etc... évoquées plus
haut, ou dans le cadre de la théorie des probabilités. Mais elle a un
défaut rédhibitoire: la classe des mesures additives a une structure
mathématique extrêmement pauvre, ne permettant en particulier pas de
définir une notion satisfaisante d'intégrale par rapport à ces mesures
additives. On est donc conduit à utiliser les mesures au sens de la
définition ; et c'est la forme de l'axiome de -additivité (SA)
qui nous oblige
à considérer comme classe d'ensembles ``mesurables'' une tribu au lieu de
la notion plus simple d'algèbre.
Le fait que
pour tout est une restriction propre à ce
cours: il conviendrait d'appeler la notion définie ci-dessus une mesure
positive, mais pour des raisons de simplicité nous ne le ferons pas en
général.
Le fait que puisse être infini pour certains est indispensable
pour les applications. Par exemple si et si représente la
mesure de longueur,
(qui est la ``longueur totale'' de ) vaut
.
Exemples:
1)
La mesure nulle est celle qui vaut
pour tout
: (0) et la -additivité (SA) sont évidemment
vérifiés.
2)
La mesure infinie est celle qui vaut
pour tout
qui n'est pas vide, et
: (SA) et (O) sont
évidemment vérifiés.
3)
La mesure de Dirac en un point: c'est la mesure notée
,
qui vaut
(13)
Là encore (SA) et (O) sont évidemment vérifiés. Si
, la mesure
peut être interprétée comme la ``mesure de masse'' associée à
la masse ``ponctuelle'' au point , au sens de la mécanique rationnelle.
4)
La mesure de comptage est celle pour laquelle est le
nombre de points de l'ensemble .
Tous ces exemples sont élémentaires, dans le sens où la vérification de
(SA) est évidente. D'ailleurs, ces mesures sont définies sur une tribu
quelconque, et en particulier sur la tribu
de toutes les parties de
(et ceci, quel que soit l'espace ). Nous énoncerons plus bas des
résultats d'existence de mesures plus complexes (et plus utiles), notamment
pour la mesure de Lebesgue (mesure de longueur sur , ou de volume sur
). Mais auparavant nous donnons quelques propriétés simples des
mesures.
Proposition Toute mesure sur
vérifie
l'additivité (A), ainsi que les propriétés suivantes (ci-dessous on a
dans
):
(14)
(15)
(16)
En particulier, () implique (A). Remarquer l'écriture de ():
on ne peut pas en général écrire
, puisque dans le second membre il se peut que tous les termes soient
infinis, et que
n'a pas de sens; en revanche
``vaut'' naturellement , de sorte que () a bien un sens dans
tous les cas.
() se déduit immédiatement de (0) et de (SA) appliqué
à la suite
,..., ,
,
,...
Pour () on pose ,
at
.
On remarque que
,
et
, tandis
que les trois ensembles sont deux-à-deux disjoints. Par suite
() implique
En additionnant ces trois égalités membre à membre, on obtient
().
Enfin, si
, en posant
on a
par (), et comme
on obtient ().
Les mesures possèdent également des propriétés de ``continuité'' pour
les suites d'ensembles, que nous énonçons ci-dessous:
Théorème Soit une mesure sur
.
a) Pour toute suite croissante
d'éléments de
,
.
b) Si
est une suite d'éléments de
convergeant vers
une limite (au sens de la définition 4), et s'il existe un
tel que
pour tout et
, alors
.
L'assertion (b) ci-dessus est une version préliminaire d'un théorème plus
général, fondamental dans la théorie de l'intégration, qu'on appelle
le théorème de convergence dominée de Lebesgue. Ce résultat est en
général faux sans l'hypothèse que les sont contenus dans un
ensemble de mesure finie, comme le montre le contre-exemple suivant: soit
la mesure de comptage sur , et soit
; on a
puisqu'il y a une infinité de points dans ; cependant,
décroît vers l'ensemble vide
, de sorte que ne
converge pas vers .
a) Posons
et
pour
. Les ensembles sont deux-à-deux disjoints, et on a
, ainsi que
si désigne la
limite croissante des . () entraine
, tandis que (SA) entraine
. Par définition de la somme (éventuellement
infinie) d'une série à termes positifs, on en déduit que est
la limite (évidemment croissante) des sommes partielles .
b) Supposons maintenant que
et que
pour tout ,
avec
. Si la suite est croissante, le résultat a
été obtenu dans (a). Supposons ensuite que soit décroissante. Si
, la suite est clairement croissante, et sa
limite est
, donc
;
Mais
et
par
(): remarquer que les mesures de , , , sont toutes
finies, puisque ces ensembles sont contenus dans par hypothèses; on en
déduit que
Passons au cas général. Soit
and
. On a
, et les
suites et sont respectivement décroissante et croissante, et
convergent vers les limites
et
(cf.
()); de plus comme
, on a . Les résultats
précédents impliquent
et
. Comme
, il s'ensuit que
Proposition Soit une mesure sur
et
une suite d'éléments de
. On a alors
(17)
Soit
, et
si . Comme
on a
. Par ailleurs les sont deux-à-deux disjoints et
, donc
par
(SA), donc () est immédiat.
Il existe trois opérations simples sur les mesures:
La restriction d'une mesure: Si est une mesure sur
et si
, la formule
pour tout
définit une nouvelle mesure (comme
, vérifie clairement (SA), et aussi (O)).
L'addition de deux mesures: si et sont deux
mesures sur
, la formule
pour tout
définit une nouvelle mesure , notée
.
La multiplication par un réel positif: si est une
mesure sur
et si
, la formule
pour
tout
définit une nouvelle mesure, notée (avec la
convention
, on a le même résultat si ).
L'addition des mesures est évidemment commutative et associative. On
a aussi
, et la distributivité:
.
Proposition Soit
une suite de mesures sur
.
a) Si la suite est croissante, ce qui signifie que
pour tout et tout
, la formule
pour tout
définit une nouvelle mesure
appelée la limite croissante des .
b) La formule
pour tout
définit une
nouvelle mesure, notée
.
a) On a clairement
. Il reste donc à
montrer que vérifie (SA). Pour cela, il suffit de prouver que si
est une suite d'éléments deux à deux disjoints de
, si
et si
, alors .
On a
pour tout entier, et en
passant à la limite en on obtient
.
Comme ceci est vrai pour tout , on a aussi
.
Si , on en déduit que . Si maintenant
, pour tout
il existe tel que
. Comme
on a aussi
pour tout , ce qui entraîne
par (SA) appliqué à . En passant à la limite en dans
cette inégalité, on trouve
; donc
, et comme cette inégalité est valide pour tout
on a en fait
. Par suite .
b) Si
(se rappeler l'associativité de
l'addition des mesures), on obtient une suite croissante de
mesures, et
pour tout
: il suffit
alors d'appliquer (a) pour obtenir le résultat.
Parmi toutes les mesures, les seules qu'on sache vraiment étudier sont les
mesures finies (i.e. telles que
), et les suivantes:
DéfinitionUne mesure sur
est dite -finie s'il existe une suite croissante
d'éléments de
dont la limite est , et telle que
pour tout .
Ces mesures sont limites croissantes (au sens de la proposition -a) de
mesures finies, à savoir des restrictions de à chaque
. On peut aussi les considérer comme des sommes infinies (au sens de la
proposition -b) de mesures finies, à savoir les restrictions
de à chaque ensemble
(avec la
convention
).
Noter qu'il existe des mesures qui ne sont pas -finies: la mesure infinie
(exemple 2 ci-dessus), ou la mesure de comptage sur lorsque n'est pas
fini ou dénombrable (cette dernière mesure est finie si est fini, et
-finie si est dénombrable).
Enfin, on peut ``normaliser'' une mesure finie non nulle en la multipliant
par la constante
. La nouvelle mesure
vérifie . Ainsi, l'étude des mesures -finies se ramène,
pour beaucoup de leurs propriétés, à celle des mesures de masse totale
, qui portent un nom spécial:
DéfinitionUne probabilité (ou mesure de
probabilité) sur
est une mesure de masse totale .