Gérald Tenenbaum l'écrivain
Bonjour,
J'ouvre ce fil de discussion après qu'un concours de circonstances m'ait conduit à lire un roman écrit par un mathématicien. Je savais que Gérald Tenenbaum avait écrit des romans (Borde me l’avait signalé fut un temps) mais jamais je ne serais allé naturellement les lire. Alors que le "Que-sais-je n°571" sur les nombres premiers (coécrit avec Michel Mendès-France), je l'ai lu et relu jusqu'à ce que ne soit plus qu'une "pelure". L'édition de 1995 (rééditée récemment) de sa célèbre introduction à la TAN n’est pas dans un meilleur état ! Deux livre remarquables et qui feront sans doute date dans l'histoire de la divulgation du savoir mathématique et nombreux sont ceux ici qui les citent régulièrement.
Mais je ne pensais pas qu'on pouvait mélanger les genres et je me disais que l'exercice d'écriture était pour lui un simple hobby qui ne valait peut-être pas le détour. C'est alors que quelqu'un de proche m'a récemment conseillé de lire "L'ordre des jours" et a fortement insisté:
http://lily-et-ses-livres.blogspot.com/2009/12/lordre-des-jours-gerald-tenenbaum.html
Pour faire plaisir à cette personne et puisque (l’âge aidant peut -être) mon intention est de m’intéresser aujourd’hui à autre chose que les mathématiques, j'y suis donc allé mais, avouons-le, un peu à reculons. Quelle ne fut pas ma surprise. Après un petit effort d’adaptation, j’ai complètement oublié le mathématicien et je me suis fait à son style littéraire vif et disons le poétique. En refermant le livre j’ai été surpris par la qualité de l’œuvre en tant qu’objet littéraire. Ce roman m’a aussi obligé à me questionner sur la nature humaine, ce qui allait dans le prolongement de mes propres réflexions sur le traumatisme causé à l’humanité par la deuxième guerre mondiale. Bref, ce livre ne m’a pas laissé indifférent parce qu’il est avant tout magnifiquement écrit. Il convient cependant de ne pas tomber dans le piège d’une lecture trop rapide car le style est dense et peut pousser à rester dans les couches superficielles de l’histoire. Il faut prendre son temps pour s’approprier la structure complexe du récit et pour deviner les intentions de l’auteur qui semble se conformer à ces mots de Saint-John Perse:
« A la question toujours posée : Pourquoi écrivez-vous ? La réponse du poète sera toujours la plus brève : Pour mieux vivre ».
Et Gérald Tenenbaum a un style qui n’est pas non plus sans rappeler notre prix nobel de littérature dont Pierre Guerre disait : « nul plus que Saint-John Perse, et en termes plus pathétiques, n’a évoqué la déroute présente de l’histoire et l’avilissement de l’homme, l’abîme que nous voyons aujourd’hui se creuser devant nous, contre nous ». Et dans « L’ordre des jours », la scène finale (la polonaise au fond d’un trou creusé par elle) est selon moi une métaphore de cette abîme de la civilisation dont a voulu rendre compte Gérald Tenenbaum.
A priori, le milieu littéraire a accueilli fraichement ce roman car je ne me souviens d’aucune critique dans les journaux de référence (Telerama, Le Monde etc..). En revanche depuis sa sortie, ce livre a trouvé un echo parmi les blogs littéraires dont celui en lien au dessus. On trouve d’autres réactions sur la page de l’auteur :
http://www.iecn.u-nancy.fr/~tenenb/PUBLIC/OJ/indexOJ.html
Je crois qu’il est temps que la communauté des "mathématiques.net" salue et reconnaisse ce talent littéraire. Cela montre que l’opposition « mathématiques-littératures » n’a pas vraiment de sens. Du reste lorsqu’on lit ce beau petit texte de Laurent Lafforgues, il y a lieu de croire en la sensibilité littéraire des mathématiciens et d’encourager les échanges entre les sphères littéraires et scientifiques :
http://www.ihes.fr/~lafforgue/textes/LatinGrec.pdf
Enfin, j’espère que des personnes sensibles que je sais présentes et nombreuses sur ce forum tenteront aussi l’expérience et apprécieront l’autre facette de Gérald Tenenbaum.
ps : toujours sur les recommandations de la personne qui veille sur ma culture littéraire, je vais bientôt lire « Le geste », autre roman du même auteur, qui semble plus en rapport avec les mathématiques mais n’est pas moins littéraire. Sans doute vous en parlerai-je sur ce fil lorsque je l’aurai lu.
J'ouvre ce fil de discussion après qu'un concours de circonstances m'ait conduit à lire un roman écrit par un mathématicien. Je savais que Gérald Tenenbaum avait écrit des romans (Borde me l’avait signalé fut un temps) mais jamais je ne serais allé naturellement les lire. Alors que le "Que-sais-je n°571" sur les nombres premiers (coécrit avec Michel Mendès-France), je l'ai lu et relu jusqu'à ce que ne soit plus qu'une "pelure". L'édition de 1995 (rééditée récemment) de sa célèbre introduction à la TAN n’est pas dans un meilleur état ! Deux livre remarquables et qui feront sans doute date dans l'histoire de la divulgation du savoir mathématique et nombreux sont ceux ici qui les citent régulièrement.
Mais je ne pensais pas qu'on pouvait mélanger les genres et je me disais que l'exercice d'écriture était pour lui un simple hobby qui ne valait peut-être pas le détour. C'est alors que quelqu'un de proche m'a récemment conseillé de lire "L'ordre des jours" et a fortement insisté:
http://lily-et-ses-livres.blogspot.com/2009/12/lordre-des-jours-gerald-tenenbaum.html
Pour faire plaisir à cette personne et puisque (l’âge aidant peut -être) mon intention est de m’intéresser aujourd’hui à autre chose que les mathématiques, j'y suis donc allé mais, avouons-le, un peu à reculons. Quelle ne fut pas ma surprise. Après un petit effort d’adaptation, j’ai complètement oublié le mathématicien et je me suis fait à son style littéraire vif et disons le poétique. En refermant le livre j’ai été surpris par la qualité de l’œuvre en tant qu’objet littéraire. Ce roman m’a aussi obligé à me questionner sur la nature humaine, ce qui allait dans le prolongement de mes propres réflexions sur le traumatisme causé à l’humanité par la deuxième guerre mondiale. Bref, ce livre ne m’a pas laissé indifférent parce qu’il est avant tout magnifiquement écrit. Il convient cependant de ne pas tomber dans le piège d’une lecture trop rapide car le style est dense et peut pousser à rester dans les couches superficielles de l’histoire. Il faut prendre son temps pour s’approprier la structure complexe du récit et pour deviner les intentions de l’auteur qui semble se conformer à ces mots de Saint-John Perse:
« A la question toujours posée : Pourquoi écrivez-vous ? La réponse du poète sera toujours la plus brève : Pour mieux vivre ».
Et Gérald Tenenbaum a un style qui n’est pas non plus sans rappeler notre prix nobel de littérature dont Pierre Guerre disait : « nul plus que Saint-John Perse, et en termes plus pathétiques, n’a évoqué la déroute présente de l’histoire et l’avilissement de l’homme, l’abîme que nous voyons aujourd’hui se creuser devant nous, contre nous ». Et dans « L’ordre des jours », la scène finale (la polonaise au fond d’un trou creusé par elle) est selon moi une métaphore de cette abîme de la civilisation dont a voulu rendre compte Gérald Tenenbaum.
A priori, le milieu littéraire a accueilli fraichement ce roman car je ne me souviens d’aucune critique dans les journaux de référence (Telerama, Le Monde etc..). En revanche depuis sa sortie, ce livre a trouvé un echo parmi les blogs littéraires dont celui en lien au dessus. On trouve d’autres réactions sur la page de l’auteur :
http://www.iecn.u-nancy.fr/~tenenb/PUBLIC/OJ/indexOJ.html
Je crois qu’il est temps que la communauté des "mathématiques.net" salue et reconnaisse ce talent littéraire. Cela montre que l’opposition « mathématiques-littératures » n’a pas vraiment de sens. Du reste lorsqu’on lit ce beau petit texte de Laurent Lafforgues, il y a lieu de croire en la sensibilité littéraire des mathématiciens et d’encourager les échanges entre les sphères littéraires et scientifiques :
http://www.ihes.fr/~lafforgue/textes/LatinGrec.pdf
Enfin, j’espère que des personnes sensibles que je sais présentes et nombreuses sur ce forum tenteront aussi l’expérience et apprécieront l’autre facette de Gérald Tenenbaum.
ps : toujours sur les recommandations de la personne qui veille sur ma culture littéraire, je vais bientôt lire « Le geste », autre roman du même auteur, qui semble plus en rapport avec les mathématiques mais n’est pas moins littéraire. Sans doute vous en parlerai-je sur ce fil lorsque je l’aurai lu.
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Réponses
merci de cette introduction bibliographique (tu vas finir critique littéraire à l'usage des matheux!)
et de cet encouragement à la lecture d'une oeuvre d'un mathématicien
d'habitude les scientifiques ne sacrifient pas à la sinistrose, à l'alarmisme et à l'autoflagellation
alors que philosophes et sociologues deviennent volontiers déclinologues et prophètes de malheurs
proclamant que la planète est en danger et l'humanité proche de sa fin
le prochain livre de Tenenbaum "le geste" sera t-il aussi pessimiste?
je préfère quant à moi les petits poèmes ou petits romans charmants et drôles
cordialement et bonne année!
Il faut croire que le degré de réflexion mené dans le cadre d'activités mathématiques de haut niveau peut "naturellement" conduire à une réflexion bien plus large.
Il faut aussi posséder le talent d'écrire, ce qui n'est pas donné à tout le monde...
Borde.
Pour Jean, je crois que le "Geste" traite aussi d'un sujet assez dramatique. Pour ma part, j'aime aussi l'humour la légèreté, voire le burlesque mais je m'attache à rentrer dans des oeuvres plus difficiles car on en sort paradoxalement avec une certaine distance sur les évènements et qu'il ne faut pas oublier que le pire peut se reproduire.
Pour Borde, je ne suis pas très "théâtre", sans doute parce que bie qu'à Paris je n'en profite pas, faute de temps et surtout de coût! Quant à l'écriture, je crois que tu as raison en disant qu'il faut un talent pour écrire et je pense que G. Tenenbaum l'a. On peut lire son texte sur Erdös que je trouve très beau:
http://www.iecn.u-nancy.fr/~tenenb/PUBLIC/PPP/InMemoriam_Erdos.pdf
@+
Benoit
Tenenbaum nous avait donné ce texte lors du décès de Erdös il y a maintenant près de 14 ans (texte que j'ai toujours conservé bien évidemment, et dans lequel on trouve des anecdotes sur Erdös à lire et relire), et il est vrai qu'on voit là un talent pour l'écriture.
Borde.
en lisant le premier exploit d'Erdös cité dans ce texte, le béotien que je suis s'est demandé quel pouvait bien être le plus petit (ou l'inf) réel c € [1,2] tel qu'entre n et cn il y ait toujours un nombre premier, pour n suffisamment grand. Le connaît-on ?
pour ma part je ne serais pas étonné que cet infimum soit égal à 1...Sinon pour en revenir au sujet, on peut tout à fait avoir autant de plaisir à écrire qu'à faire des maths (je ne saurais dire si je préfère me consacrer à l'écriture de mon roman ou à mes vaines recherches à propos de Goldbach ou de RH par exemple) : la dualité matheux-littéraire est plus un cliché qu'autre chose. Bien sûr je n'en ai pas pour autant le talent de Tenenbaum !
Sinon en dehors de l'écriture on peut aussi aimer les langues en plus des maths, les deux mettant en oeuvre des mécanismes assez similaires. Je connais par exemple un forumeur (qui se reconnaîtra) chercheur en maths de son état et qui parle couramment anglais, italien, et hébreu...
Concernant la question de GG, on a eu plusieurs résultats depuis Bertrand. Par exemple,
\begin{enumerate}
\item Si $n \geqslant 25$, l'intervalle $[n,\frac 6 5 n]$ contient un nombre premier (Nagura, 1952).
\item Si $n \geqslant 118$, l'intervalle $] n, \frac{14}{13}n]$ contient un nombre premier (Rohrbach \& Weis, 1964).
\item Si $n > 1$, l'intervalle $]3n,4n[$ contient un nombre premier (Hanson, 1973).
\item Si $n \geqslant 2 \; 010 \; 760$, l'intervalle $]n,n(1+\frac 1 {16597})[$ contient un nombre premier (Schoenfeld, 1976).
\item Si $n \geqslant 485 \; 482$, l'intervalle $[n,\frac{258}{257}n[$ contient un nombre premier (Costa Pereira, 1989).
\end{enumerate}
Ainsi, la question du minimum "absolu" comme le demande GG n'est pas assez précise : il faut se poser la question d'un couple $(n_0,c)$ avec $c=c(n_0) > 0$ tel que, pour tout $n \geqslant n_0$, l'intervalle $]n,cn]$ contienne un nombre premier.
A ce titre, on trouve dans l'article de Schoenfeld (1976) un lemme permettant d'établir ce type de résultat (lemme qui lui a permis d'obtenir l'intervalle ci-dessus).
Borde.
Pour répondre à ta dernière question, je ferai des recherches si j'en ai le temps, mais je n'ai a priori pas de réponse à apporter pour le moment.
Sache toutefois que, depuis quelques années, on s'intéresse plutôt à des intervalles de la forme $]x,x+x^c]$ avec $0 < c < 1$ car ce type de problème est au confluent de deux conjectures célèbres : l'hypothèse de Riemann pour laquelle $c=1/2 + \varepsilon$ est admissible, et, encore plus fort, le modèle de Cramer pour lequel $c = \varepsilon$ est admissible (et même encore plus petit puisqu'il prédit des intervalles de la forme $]x,x+(\ln x)^2]$).
Inutile de dire que l'on est encore loin d'avoir démontré ces deux résultats.
Le meilleur résultat actuel est un intervalle de la forme $]x,x+x^{0,525 + \varepsilon}]$ dû à Pintz et Al.
Borde.
j'allais demander plus d'explication à Sylvain et puis je me suis remis dans la peau d'un adolescent suivant goutte que goutte des calculs de pH. En fait je comprends mieux en disant que le n ième nombre premier est environ n.ln(n).
Je note ces livres pour plus tard, par curiosité pour ces ouvrages pour eux mêmes et du fait que vous dites qu'ils sont bien écrits, j'avoue humblement ne pas savoir classer les livres (romans, pièces de théâtre, essais ...) entre ceux qui sont bien écrits et ceux qui ne le sont pas. J'arrive même pas à les classer d'une manière stable par déménagement et nouvelles acquisitions (sourire).
S
Mon propos est plus ici de savoir comment des matheux à qui j'aurai donné l'envie de lire "L'ordre des jours" peuvent réagir à sa lecture et si, comme moi, certains parmi eux l'apprécient.
Je devrai d'ici une quinzaine de jours vous livrer mon appréciation sur l'autre roman de G. Tenenbaum "Le geste" où les mathématiques sont à première vue un élément important de l'histoire.
Benoit
Je te rassure, je ne suis pas critique littéraire, je ne fais pas de classement et j'ai pour principe de ne parler que de ce que j'apprécie.
Comme tous ici, je pense, je n'ai pas beaucoup l'occasion de lire autre chose que des mathématiques (sur ce forum en particulier ). Aussi, lorsque je lis une œuvre de fiction, le seul critère doit être celui du plaisir de lire, peu importe la qualité de mon jugement.
Je crois profondément qu'ils sont plus nombreux qu'on croit, ceux qui hantent le forum et possèdent une sensibilité littéraire cachée, mise sous scellée après avoir choisi une voie en général scientifique.
[Modifié selon tes indications. AD]
En tout cas, tu m'as donné envie de lire ce livre de G.T. (et peut-être l'autre), cependant j'ai déjà une grande quantité de romans à terminer en priorité avant celui-ci, et tu n'auras donc pas de commentaires de ma part avant un bon moment !
http://interstices.info/jcms/c_35933/lepreuve-million-ou-les-tourments-dun-mathematicien-amoureux
cordialement,
Bruno
Les anciens étudiants de G. Tenenbaum semblent nombreux sur ce forum (au moins 2)!
J'en ai compté jusqu'à quatre actifs : il y a (ou avait, car certains ne participent plus ici, ce qui est fort dommage, je trouve) Bob, Brux, Gaston et borde.
Y en a-t-il d'autres ?
Borde.
Ni L'ordre des jours, ni Le geste ne sont à la Bibliothèque Municipale: sur le cahier des doléances, j'ai proposé l'achat du livre Le geste pour combler cet oubli...j'espère que le bibliothécaire en chef commandera ce roman qui sent bon les mathématiques.
La nouvelle du lien de Brux est agréable à lire car vivante et empreinte de subtilité.
Amicalement.
« E. Robert Pendleton sourit et dit calmement : « Je parie que vous faîtes partie de ces gens qui possèdent une carte de bibliothèque ? » Adi sourit elle aussi et, dans cet instant des plus brefs, Pendleton décida qu’il ferait ce à quoi il pensait depuis des décennies. Il allait mettre fin à ses jours. »
pour le contexte de cette citation:
http://lily-et-ses-livres.blogspot.com/2007/06/la-vie-secrte-de-e-robert-pendleton.html
Ceci étant, je suis très heureux de voir que tu as pris cette initiative (et G. Tenenbaum devrait l'être davantage) -D.
Je suis entièrement d'accord avec ta remarque concernant les écrivains dont un livre figure en bibliothèque municipale:" D'un côté ils sont heureux que leur livres se diffusent et de l'autre un seul exemplaire de leur livre a été vendu." Une jeune et ravissante cousine écrivain se pose la question.
G.Tenenbaum figure dans ma bibliothèque en compagnie de ses prédécesseurs E.Borel et J.Itard qui ont écrit les premières versions de : Les Nombres Premiers chez QSJ.
Si tu aimes les mathématiques, un livre de mathématiques dans sa bibliothèque, c'est du plaisir assuré; combien de fois par an, on va le consulter ? Un livre de maths se lit par petites touches, on y revient sans cesse... quant aux recueils de problèmes corrigés ou non, alors là, c'est l'orgie, on les enchaîne les uns après les autres, on y revient plus tard quand on ne comprend pas même avec le corrigé, et si on ne comprend toujours pas ou si on souhaite approfondir, alors, reste le forum..
Un roman, une fois qu'on l'a lu, même si c'est avec plaisir, ben, on ne va pas le relire: si tu as lu Le Rouge et le Noir, et que tu as aimé, tu vas enchaîner plutôt sur La Chartreuse de Parme et alors ta bibliothèque finit par déborder de romans... qui un jour ou l'autre vont finir dans des cartons... qui un jour prendront l'humidité dans le garage ou au grenier... Donc, les romans, je trouve que c'est très bien en bibliothèque municipale.
J'espère que Le geste va être commandé: j'ai rédigé un commentaire motivant cet achat pour la bibliothèque, ce qui est peu pratiqué.
Amicalement.
Merci Sylvain, je ne connaissais pas, faut dire que je ne lis pas le japonais...mais, j'emprunterai ce livre.
Lu sur Wikiki: Danse, danse, danse est la suite de La course au mouton sauvage.
Amicalement.
http://www.amazon.fr/Geste-Gérald-Tenenbaum/dp/235087012X
Allons-y donc pour un exercice de « pitch» qui consiste à essayer d’en dire assez sans trop en dévoiler et qui pour certains constitue «cette pratique paresseuse de la critique moderne ». Cela tombe bien car je suis paresseux et je ne prétends pas être critique littéraire. J’ai simplement ma conception de la littérature et je revendique ce droit.
Cette histoire raconte celle d’un mathématicien en crise et de nombreux mathématiciens ont déjà évoqué la problématique liée à la « stérilité » de l’imagination. Que ce soit G. Hardy dans son « Apologie d’un mathématicien » ou René Thom dans cet extrait d’interview :
« Je pense que la plupart des mathématiciens connaissent dans leur existence un moment de crise où ils sont pris de doute sur la valeur de ce qu'ils ont fait. Surtout en face de la stérilité montante qui arrive avec l'âge, il est très difficile d'éviter ce genre de crise ... ».
Le lecteur ne trouvera néanmoins que peu d’évocations directes des mathématiques. On devine parfois des choses et, par exemple, j’ai cru subrepticement distinguer Erdös. L’évocation d’un «volume Springer jaune » alors qu’il donne une leçon particulière à Mathieu parlera à beaucoup ici…
Plutôt que par « un mathématicien en crise », je sous-titrerai bien ce roman par : « un mathématicien en prise avec la vie ». Je devrai même dire « pris dans le tourbillon de la vie ». Ainsi que l’illustre ce beau passage du roman :
« Il a ce rendez-vous, mais il prolonge l’après-midi. Prolongement par continuité…Les mots prennent parfois un sens d’eux-mêmes. Il aurait voulu pouvoir limiter son champ d’existence au cadre des définitions formelles. Les règles de construction auraient eu raison pour lui, raison de lui, si tant est que l’homme puisse construire sur des règles. Mais en lui le sens s’engendre tout seul. Bon gré mal gré, il est voué à avancer dans ce paysage bouleversant. »
La conséquence d’une vie faite de mathématiques où l’autre et le souvenir sont rangés sur les étagères des théories formelles fait qu’au moment où la « forteresse » s’effrite, cette forteresse du formalisme où l’esprit pouvait se réfugier, le mathématicien se trouve confronté à des réalités qu’il n’était pas préparé à affronter.
Une fois le geste effectué (que l’on ne découvre qu’à la fin du roman), face à l’immense solitude qui s’en suit, il vient alors la nécessité de s’accrocher à l’amitié, seule destination possible et retour dans l’enfance. Et Kip, cet ami d’enfance, l’accueille comme doit le faire un ami, sans poser de question.
Mais l’amitié ramène au souvenir forcé, et ici le souvenir c’est Auschwitz, l’indicible. La tentative de fuite, comme simple auditeur à un congrès de mathématiciens en Autriche, avec Marie, ramène à la barbarie nazie lorsqu’il découvre que certains camouflent l’histoire comme d’autres cachent la poussière sous les tapis.
La spirale descendante semble enclenchée, malgré lui, et ce geste n’a fait qu’accélérer la chute. En effet, au moment où la vie semblait pouvoir repartir, Marie lui rappelle douloureusement ce geste, celle-qui apparaissait comme sa seule véritable bouée de sauvetage.
Sans dévoiler le dénouement, ce « Geste » est pour moi une œuvre littéraire singulière et poétique qui fait référence à la chanson de geste médiévale. Ces longues poésies où les chevaliers partaient en quête du graal. Ici le héros mathématicien fait le constat amer de n’avoir rien trouvé d’extraordinaire en mathématique alors qu’il était certainement en quête de quelque chose de grand (on peut penser que son graal à lui était quelque chose comme l’hypothèse de Riemann ou la conjecture des nombres premiers jumeaux). Il accomplit ensuite un acte héroïque (du moins qu’il estime comme tel) dans sa vie privée, comparable à un exploit de Perceval qui partait « en quête d’aventure et de sens du monde ». Ce geste est en effet quelque part un dépassement de soi.
Mais plus que le récit lui-même, je trouve que ce sont des questions fondamentales de l’existence qui ressortent de la lecture de ce livre. Par la grâce de l’écriture, ce verbe qui chante, le lecteur est bouleversé ou non. Et je l’ai été, comme après à la lecture de « L’ordre des jours ». Gérald Tenenbaum se révèle donc être, selon mon appréciation toute personnelle, un véritable écrivain et non seulement un faiseur d’histoire. Il a une exigence d’écriture qui se voit : les phrases sont à l’évidence travaillées et longuement mûries car les mots se sont souvent imprimés dans mon esprit lorsque j'éteignais la lampe de chevet. C’est toute la différence entre la littérature et le reste.
ps : il est annoncé la parution d’un nouveau roman de Gérald Tenenbaum en mars "Souffles couplés":
http://livre.fnac.com/a2800229/Gerald-Tenenbaum-Souffles-coupes
http://www.iecn.u-nancy.fr/~tenenb/PUBLIC/SC/indexSC.html
Avec une chouette interview par FR3 Lorraine le 09/04.