Extension de la mesure de Lebesgue

Je suppose l'axiome du choix dans toute cette discussion.

On se place dans l'espace euclidien $\mathbb{R}^n$.
Soit $\mathcal{B}(\mathbb{R}^n)$ sa tribu des boréliens. On sait qu'il existe une unique mesure $\Lambda_n$ sur $(\mathbb{R}^n, \mathcal{B}(\mathbb{R}^n))$, appelée mesure de Borel-Lebesgue, qui correspond à notre notion intuitive de volume, c'est-à-dire que $\Lambda_n$ est telle que
    le volume d'un pavé de dimension $n$ – produit cartésien de $n$ intervalles – est égal au produit des longueurs de chaque intervalle,
et elle vérifie les propriétés :
  1. Toute isométrie linéaire laisse invariant le volume,
  2. Toute translation laisse invariant le volume,
  3. Toute homothétie de rapport $k$ multiplie le volume par $\lvert k \rvert^n$.

Je sais également qu'on peut prolonger cette mesure de manière à conserver ces trois propriétés. Mais on ne peut pas le faire sur la tribu $\mathcal{P}(\mathbb{R})$, cf. le théorème de Banach-Tarski.


I) Mon premier souci, c'est que je remarque d'après la définition de Wikipédia que l'on choisit de définir la mesure de Lebesgue $\lambda_n$ comme la plus petite mesure complète qui prolonge $\Lambda_n$.
Pourquoi la plus petite mesure complète ? Pourquoi pas la (ou une) plus grosse mesure qui vérifie les trois propriétés énoncées ci-dessus ? Ou est-ce que $\lambda_n$ est en fait aussi la plus grosse mesure en question ? Sinon, sait-on quelle est la plus grosse tribu d'une telle plus grosse mesure ?


II) Ensuite, quelles sont les propriétés « maximales » que peut vérifier un prolongement $\mu$ de la mesure de Borel-Lebesgue (et de Lebesgue) sur la tribu des parties de $\mathbb{R}^n$ ?
On sait qu'elle ne peut pas vérifier les trois propriétés à la fois, mais il me semble naturel que l'on pourrait avoir par exemple les propriétés 2. et 3. ainsi que l'invariance par un sous-groupe des isométries linéaires (contenant peut-être la symétrie orthogonale par rapport à un hyperplan en particulier et aucun autre pour éviter d'autoriser les rotations).
Peut-être également que l'on pourrait prolonger d'une autre manière, pour conserver cette fois-ci la propriété 1., mais sans la 2. et la 3. ; même si ça me semble difficile, il ne faut pas oublier que les trois propriétés restent vérifiées pour la sous-tribu des boréliens, et Banach-Tarski pourrait ainsi tout de même réussir à pointer le bout de son nez à la moindre rotation…


III) En maths, je me renseigne essentiellement sur internet (et un peu en réfléchissant par moi-même), mais je m'étonne de n'avoir pu trouver (presque) aucune information sur ces questions.
Je m'interroge donc sur cette absence : est-ce que c'est parce qu'il n'y a pas unicité du prolongement ? Qu'un prolongement est non constructif, j'entends par là qu'il fait obligatoirement appel à l'axiome du choix (puisque l'on sait qu'il existe d'autres axiomes incompatibles telle que "ZF+un de ces axiomes" implique que toute partie de $\mathbb{R}^n$ est Lebesgue-mesurable) ? Est-ce que j'ai mal cherché, ou bien il faut aller dans une bibliothèque (beuh…) pour trouver ? Ou encore, ça n'intéresse pas les mathématiciens, qui se contentent très bien d'une mesure restreinte aux boréliens (ou à la réunion des boréliens et des parties négligeables), d'autant plus que cette mesure est unique ?


Bien entendu, la question III) est peut-être moins mathématique, je cherche avant tout des réponses à mes deux premières questions, et si j'ai mal cherché, des références disponibles en ligne pour me renseigner sur le sujet.
Merci d'avance pour vos réponses, n'hésitez pas à me demander si ce que j'ai dit n'est pas clair :-).

Réponses

  • I) Je pense surtout qu'il faut lire que la mesure de Lebesgue la plus générale est définie sur la tribu complète la plus petite contenant la tribu borélienne. La plus grosse telle tribu est $\mathcal P(\mathbb R)$ et comme tu l'as dit il est ineséré de prolonger $\Lambda_n$ à cette tribu.

    II) Je ne sais pas, mais c'est une question qui a été étudiée. Une lecture qui devrait t'intéresser : https://www.math.wvu.edu/~kcies/Other/ElectronicReprints/12.pdf

    III) Tu as peut-être mal cherché, en tout cas ce genre de choses est abordée dans des bouquins sérieux de théorie des ensembles.
  • C'est exactement ce que je cherchais ! Vraiment merci, ça m'aide à y voir plus clair.

    Il répond complètement à ma question I) : il est toujours possible de prolonger un prolongement de $\lambda_n$ en vérifiant les propriétés 1., 2. et 3., donc il n'y a pas de « plus grosse » mesure, d'où la préférence des mathématiciens pour $\lambda_n$ qui au moins est canonique.

    Je me rends compte également que je n'avais pas totalement assimilé le résultat de Vitali, qui je pensais ne s'appliquait qu'à $n=1$, alors qu'il est facile d'étendre le résultat pour tout $n$. En fait, aucun des prolongements $\mu$ sur $\mathcal{P}(\mathbb{R})$ ne peut être invariant par translation (propriété 2.).

    Je suis étonné du résultat d'Ulam, qui indique que ZFC+« il n'existe pas de cardinal faiblement inaccessible » implique qu'il n'existe pas du tout de prolongement $\mu$ de la mesure de Lebesgue sur $\mathcal{P}(\mathbb{R})$.

    Justement, je connaissais le théorème suivant (avec l'axiome du choix) :
    Pour tout espace mesuré $(X, \mathcal{T}(X), m)$ avec $m$ [edit : simplement additive] fini (c'est-à-dire à valeurs dans ${[0 \,; +\infty[}$), et pour toute sur-tribu $\mathcal{T'}(X)$ de $\mathcal{T}(X)$ (i.e. une tribu de $X$ telle que $\mathcal{T}(X) \subseteq \mathcal{T'}(X)$), il existe un prolongement $m'$ de $m$ sur $\mathcal{T'}(X)$.

    J'espérais pouvoir étendre le théorème au cas plus général où $m$ n'est pas nécessairement fini, mais je vois que même pour une mesure $\sigma$-fini, ça ne sera pas possible sans (au moins) l'axiome d'existence d'un cardinal faiblement inaccessible.


    Néanmoins, je vais continuer mes investigations, dans lesquelles je suis un peu perdu pour le moment (je viens de trouver un article de Banach qui me semble entrer en contradiction avec le théorème sus-mentionné sous l'hypothèse du continu [edit : c'est le cas si on enlève « simplement additive » dans le théorème]).
    En tout cas grâce à cet article, j'ai de quoi trouver un peu plus d'informations.
  • Réponse partielle pour la II : Sur $\R$ et $\R^2$ on sait qu'on peut prolonger la mesure de Lebesgue à $\mathcal P (\R)$ tout entier en conservant les propriétés 1 et 2 (et sans doute la 3 aussi mais je ne suis plus sûr). Par contre on perd la $\sigma$-additivité au profit d'une additivité finie seulement. Ceci démontre d'ailleurs que le paradoxe de Banach Tarski ne peut pas marcher en dimension 1 et 2.
  • Bon, j'ai lu la preuve de Stefan Banach dans son papier Sur le problème de la mesure et même s'il ne parle pas du tout de la propriété 3, il me semble assez clair qu'elle est également vérifiée.

    Banach définit l'extension simplement additive $\mu$ de la mesure de Lebesgue sur les compacts de $\mathbb{R}$ (puis de $\mathbb{R}^2$) à partir d'une extension simplement additive de la mesure de Lebesgue sur les parties du cercle de rayon $1/\tau$. Mais dans sa construction, il n'utilise en réalité jamais le rayon du cercle, sauf pour poser que la circonférence du cercle doit être égale (par définition) à 1.

    Il me parait donc évident que sa construction peut être menée sur un cercle de rayon $\lvert k \rvert / \tau$, image du cercle par la dilatation de rapport $k$, et donner comme mesure (simplement additive) exactement $\frac{1}{\lvert k \rvert} \mu$. Or la dilatation du cercle correspond à la dilatation de la droite réelle et de ses sous-ensembles que l'on mesure. De même, dilater le cercle revient à dilater chacun des axes $OX$ et $OY$ par $\lvert k \rvert$, et par changement de coordonnées, la mesure est alors multiplié par ${\lvert k \rvert}^2$.


    Donc la mesure de Lebesgue en dimension 1 et 2 peut être étendue à une mesure simplement additive universelle (définie sur la tribu des parties) et compatible avec toutes les transformations euclidiennes. D'après certaines sources, elle est appelée « mesure de Banach » sur $\mathbb{R}$ et sur $\mathbb{R}^2$.
    Dommage, pour le coup, qu'elle ne soit pas plus connue ! En plus, elle reste $\sigma$-additive pour toute suite d'ensembles boréliens ou négligeables, puisqu'elle coïncide pour ces ensembles-là avec la mesure de Lebesgue ; donc il n'y a vraiment aucune raison de ne pas être séduit.


    Sinon, j'ai pu continuer mes investigations de mon message précédent et me suis rendu compte (pour la deuxième fois, mais j'avais oublié de corriger mon brouillon…) que j'avais fait une erreur dans le théorème d'extension de la mesure (magouille entre ma définition de continuité, $\sigma$-additivité, et théorème de Hahn-Banach). Donc il n'y a pas de contradiction, on peut prolonger une mesure finie seulement en une mesure simplement additive.
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