Travaux de Jacob Lurie

Bonjour,

je ne sais pas si c'est le bon endroit pour ouvrir ce genre de fil.
J'ai beaucoup entendu parler ces derniers temps des travaux de Jacob Lurie, bien que je n'y comprenne rien. Apparemment, ses travaux ont une visée de fondations autour de la notion d'infini-catégorie. Je ne sais pas si ma présentation est correcte, mais elle pose la question de la place de cette notion dans l'univers mathématique.
J'aurais aimé obtenir quelques opinions, afin de voir si cela vaut la peine de se renseigner un peu plus. Car étant donné ma difficulté à lire des livres, les centaines de pages hyper formalisées de Jacob Lurie me semblent intimidantes, surtout si je n'en vois pas dès le début la motivation.

En vous remerciant,
ignatus.

Réponses

  • Ce n'est pas "fondations" au sens de "fondements". Dans ses livres, Lurie développe la notion d'$\infty$-catégorie (au sens des quasicatégories) - c'est "fondationnel" au sens où ça développe les résultats de base concernant cette notion.

    Par analogie, un texte "fondationnel" sur l'arithmétique contiendrait le théorème de décomposition en facteurs premiers, la notion de congruences etc.

    La notion d'$\infty$-catégorie est une notion riche et fructueuse qui, à ce jour, a principalement pour visée d'éclaircir un peu le paysage homotopique des maths (et "donc", en un sens, d'apporter un point de vue homotopique sur différentes idées - qui avaient parfois du mal à s'exprimer sans ce point de vue).
    En tout cas, actuellement, ça n'a pas vraiment de visée de fondements (sauf avec son avatar de théorie des types, HoTT). D'ailleurs, si tu lis les livres de Lurie, tu verras qu'ils utilisent souvent (souvent), par exemple, la notion de cardinal infini (ce qui est rare dans les maths "mainstream" - pas en théorie des ensembles/logique - mais assez commun finalement quand on parle de catégories)
  • Merci pour ces quelques précisions Maxtimax.

    Je n'ai pas lu le texte que tu as posté sur la question des fondements, mais il faut s'entendre sur ce que l'on veut dire lorsqu'on emploie ce genre de mots. Dans ce texte (trop) vulgarisé, ils semblent comprendre le terme fondations comme une nouvelle manière de pratiquer les maths, basée sur une nouvelle manière de comprendre la relation d'égalité.
    Du coup, cela pourrait avoir une répercussion sur la théorie des ensembles. De même, si l'on comprend cette dernière comme une théorie de l'infini, il faudrait voir quel type d'infini est praticable avec les infini-catégories.
  • Moi je dis que dans ce cas il n'y a pas à s'entendre, parce que ce n'est en aucun sens (raisonnable) la vocation de ces textes que de "fonder les maths".
    Vraiment en aucun sens. Comme je l'ai dit il y a d'autres textes dont c'est la vocation (au moins annoncée), mais ce n'est pas le cas de ceux là - les travaux de Lurie sont entièrement basés sur (et ce, de manière complètement assumée, ce n'est pas moi qui dis "ah si regarde ici haha") la théorie des ensembles, et ne cherchent pas à atteindre les mêmes objectifs, ni même des objectifs similaires.
  • Ok Maxtimax.

    Aurais-tu la gentillesse de développer un peu les objectifs des travaux de Lurie ? Pourquoi les infini-catégories ont-elles été inventées ?

    ignatus.
  • La deuxième question est différente de la première.

    L'idée (vague) d'$\infty$-catégorie remonte à bien avant les travaux de Lurie et même avant ceux de Joyal; d'aucuns disent qu'elle est déjà en germe dans les travaux d'Eilenberg et MacLane (ils ont inventé les catégories pour parler de transformations naturelles: les catégories supérieures étaient déjà dans leur viseur, dès le début en ce sens).
    En fait la notion (naïve, sans définition précise à ce jour) d'$\infty$-catégorie est la "limite" naturelle des notions de $n$-catégories, qui, elles, apparaissent naturellement dès lors qu'on se demande quel genre de structure la catégorie des catégories a (réponse : une structure de $2$-catégorie. Mais alors, quelle structure a la collection des $2$-catégories ? Une structure de $3$-catégories, etc.). C'est essentiellement pour cette raison que les gens ont commencé à y réfléchir initialement.

    Les travaux de Joyal-Lurie sont plus dans la continuité des réflexions de Grothendieck à cet égard (il me semble). En fait (attention, je ne m'y connais pas en histoire, donc il y a sûrement des choses fausses, mais je reconstruis un peu les choses a posteriori), vers l'époque de Grothendieck justement on se rend compte que ces $n$-catégories (qu'on ne sait pas encore définir à l'époque) ont des comportements "homotopiques" (ce qui se conçoit : l'analogie entre transformation naturelle et homotopie étant claire).
    Grothendieck formule l'hypothèse homotopique : les $n$-groupoïdes, ça devrait être la même chose que les $n$-types d'homotopie (avec $n=\infty$ : les $\infty$-groupoïdes devraient être la même chose que les types d'homotopie).
    Il faut encore dire ce qu'est un $n$-groupoïde, et ce que veut dire "être la même chose" dans ce contexte, ce sont des choses qu'on essaie encore de comprendre.

    Bref, les catégories supérieures sont intimement liées à la théorie de l'homotopie. Mais le truc c'est qu'il y a des comportements homotopiques en dehors de la topologie : les complexes de chaînes ont une "structure homotopique" par exemple (cette notion ayant déjà été éclairée par Quillen dans les années 60); et en géométrie algébrique, certaines formules font apparaître ces structures "homotopiques" de l'algèbre, et suggèrent qu'il y a aussi des choses homotopiques à comprendre en géo alg (aujourd'hui on sait que c'est le cas).

    Les $\infty$-catégories au sens de Lurie (qui sont en fait des $(\infty,1)$-catégories) ont été développées pour rendre compte de ce genre de phénomènes. En fait elles ont été définies bien plus tôt, par Boardman et Vogt, pour des buts purement topologiques (enfin... je ne connais pas le contexte précis, mais il me semble que c'est ça), et développées un peu par Joyal (et d'autres, évidemment), avec en tête des buts similaires (même si je pense que Joyal avait déjà en tête des choses auxquelles pensait Lurie - mais à nouveau je m'y connais pas en histoire); et Lurie a écrit ses bouquins pour avoir une base solide pour ses travaux en géométrie algébrique dérivée (et spectrale) - la partie de la géométrie algébrique qui "prend au sérieux" ces phénomènes homotopiques.

    Donc Lurie, ce qui l'intéressait vraiment à l'origine c'était la géométrie algébrique (dérivée, spectrale), et il a développé les fondements de la théorie des $\infty$-catégories (pas des maths) avec ce but en tête.

    Dans son premier livre Higher Topos Theory, il commence par développer les bases des bases (propriétés des $\infty$-catégories, outils pour travailler avec, la notion de limite/colimite, d'adjonction, ...), puis des trucs un poil plus sophistiqués ($\infty$-catégories présentables) (dans ces deux trucs, il mimique essentiellement la théorie des catégories pour l'adapter à ce cadre homotopique), et finit par atteindre son premier objectif : les $\infty$-topoï, qui sont un cadre un peu unifiant pour la géométrie algébrique et la topologie.
    Dans le deuxième livre, Higher Algebra, il développe les bases de l'algèbre "supérieure" - essentiellement l'algèbre dans des $\infty$-catégories, donc il parle de spectres, d'$\infty$-catégories dérivées, d'$\infty$-opérades, etc.
    Il développe en particulier les propriétés de base de l'algèbre spectrale (algèbre dans $Sp$ - je mentionne au passage que pour moi, un des grands mérites de la théorie des $\infty$-catégories est d'avoir clarifié ce que sont les spectres), dont il a besoin pour... la géométrie algébrique spectrale :-D
    (dans ce deuxième livre, il adapte l'algèbre commutative usuelle, l'algèbre homologique usuelle et la théorie des opérades à ce cadre "$\infty$-catégorique", et au vu des thèmes abordés, c'est clairement en vue de la géométrie algébrique, par exemple le chapitre "Algebra in the stable homotopy category" est essentiellement dédié aux dérivées de Kähler, à la théorie de la déformation, et aux morphismes étales dans ce contexte)
  • Merci beaucoup Maxtimax pour t'être donné la peine d'écrire ce long message !!
    Je pense qu'il faut se confronter à la matière mathématique, pour en comprendre la nécessité, surtout pour ce qui concerne la notion d'homotopie.
    Je me permettrai juste une remarque par rapport à ce que tu écris : Grothendieck a-t-il poursuivi sa réflexion sur les relations entre groupoïdes et type d'homotopie ? Ces écrits ultérieurs, comme A la poursuite des champs, ou bien Esquisse d'un programme peuvent-ils être reliés selon toi à ce genre de préoccupation ?

    ignatus.
  • Bonsoir Maxtimax,

    j'ai trouvé quelques renseignements sur le site nlab. Cela me suffit. Demander plus équivaudrait à lire les textes. Je ne crois pas que cela soit des textes hermétiques. Il faut simplement accepter d'y consacrer du temps, surtout lorsqu'on a des capacités moyennes, et par conséquent, bénéficier d'une position sociale qui le permet.

    Merci en tout cas pour ton aide.

    ignatus.
  • Bonjour,

    pour ceux que cela intéresse, je suis tombé sur ce cours. Cela peut servir d'introduction.

    ignatus.
  • En termes d'introduction je conseillerais personnellement les cours de Groth et de Gepner. Ils ne sont pas techniques et ne contiennent quasiment aucune preuve, mais ils permettent de se rendre compte de la pratique du sujet, du genre de résultats qui existent, et peut-être de ce qu'on cherche à faire.

    Ils m'ont été d'une grande aide (ils résument essentiellement certaines parties de HTT et HA)
  • Merci pour les références.

    ignatus.
  • Bonjour,

    je viens de découvrir ce site. Avis aux amateurs !!

    ignatus.
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