Bonsoir,
Je fais ce post, peut-être un peu tard (

), pour donner mon point de vue sur la théorie des catégories. Le but n'est pas de faire du prosélytisme, ni de conclure "une fois pour toutes" les différents débats qu'on a pu observer sur le forum (ne serait-ce que parce que c'est
mon point de vue), c'est plutôt de répondre à quelques malentendus, préjugés, dogmes etc. à leur sujet, afin que les futurs débats/discussions (s'il y en a) soient plus éclairés et plus pertinents.
Je présuppose que vous savez ce qu'est une catégorie
Avant de commencer, un petit sommaire (je le fais pour moi-même, pour structurer le post

et aussi parce que le post va être long donc pour vous y retrouver) :
0- Un peu d'histoire
I- Les catégories comme outil d'organisation, de "book-keeping", comme langage
II- Les catégories comme outil mathématique et comme objet d'étude
III -Ce que les catégories ne sont pas (un outil miraculeux)
IV- Les catégories comme source d'inspiration
V-Les catégories comme "fondements des mathématiques" (Christophe, si tu me lis, lis ce que j'ai à y dire avant de commenter

)
VI- $\infty$-catégories et la nécessité d'une théorie formelle des catégories en théorie de l'homotopie
0- Les catégories ont été introduites par Eilenberg et MacLane dans les années 40-50. Elles n'ont pas été introduites par pur désir d'abstraction (non pas que c'eût été un problème), mais pour répondre à un désir précis: clarifier la notion de "transformation naturelle", nécessaire pour leurs travaux en topologie algébrique : par exemple, le morphisme de Hurewicz $\pi_1(X,x)\to H_1(X)$ est un morphisme "naturel"; ou encore le morphisme d'un espace vectoriel vers son bidual $V\to V^{**}$.
Elles ont commencé à imprégner le langage de cette spécialité et, notamment sous l'impulsion de Grothendieck un peu plus tard, à entrer dans celui de la géométrie algébrique, et au cours du temps ça a pénétré un peu partout, en algèbre, en topologie, en géométrie etc. Aujourd'hui, elles sont un peu partout, de la logique à l'analyse fonctionnelle en passant évidemment par la topologie algébrique. Bon, il faut bien entendu relativiser: une grande (la majeure ?) partie des maths se fait sans catégories, je veux juste dire qu'on en trouve un peu partout (et elles sont essentiellement inévitables dans les spécialités qui leur ont donné naissance: topologie algébrique et géométrie algébrique (abstraite) ). En probabilités et en analyse elles sont pratiquement absentes, même si comme je l'ai dit elles commencent à arriver en analyse, notamment via la théorie des faisceaux (et beaucoup plus récemment l'espoir de Clausen-Scholze est de faire de l'analyse fonctionnelle "sérieuse" de manière algébrique, en utilisant notamment un certain nombres d'outils catégoriques).
I- On entend souvent des choses comme "les catégories, c'est un langage, c'est pas un vrai domaine des maths; il y a pas de vrais théorèmes". Dans ce paragraphe, je veux expliquer dans quelle mesure une telle phrase peut être vraie; en fait pour beaucoup de personnes qui les pratiquent, c'est à ça qu'elles se résument (à nouveau, c'est à ne pas prendre péjorativement: l'introduction de notations comme le $x$ dans la théorie des équations n'était vraiment qu'un outil de langage, pourtant on sait ce que ça a permis comme avancées).
En fait, l'argument derrière ce genre de phrases c'est que les catégories sont beaucoup trop générales pour avoir des "vrais" théorèmes, et que donc ça doit se résumer à des questions langagières. En un sens, ce n'est pas faux: si on ne rajoute pas de structure, d'hypothèses, et qu'on ne fait que des catégories "pures", on ne pourra rien dire qui dépasse le langage. Pourtant, ce langage est déjà riche et extrêmement aidant.; et extrêmement applicable, précisément du fait de la généralité.
Par exemple, reconnaître que la notion de somme directe d'espaces vectoriels possède une certaine analogie avec celle d'union disjointe d'ensembles; que les constructions du "monoïde libre" sur un ensemble ou de l'algèbre symétrique sur un espace vectoriel sont analogues, etc. etc. permet de diminuer grandement le nombre de théorèmes à retenir.
L'exemple typique est celui du produit tensoriel en algèbre linéaire: on peut avoir du mal à se souvenir de quels genre de constructions il préserve (les noyaux ? les images ? ); mais si on prend le point de vue catégorique, il suffit de se souvenir de sa définition pour se rendre compte que $M\otimes_A -$ est adjoint à gauche, et donc préserve les colimites.
En ce sens, la théorie des catégories a un pouvoir organisateur très fort. Beaucoup de résultats qui pourraient parasiter notre compréhension des choses se réduisent à des principes presque langagiers facile à retenir, précisément parce qu'ils sont formels et
essentiellement triviaux. Ainsi, on peut faire comprendre à son auditoire pourquoi on ne passe pas du temps sur telle partie de la preuve en disant que c'est du "abstract nonsense". Cela permet de séparer le "complètement formel" du moins formel, ce qui est général de ce qui est particulier dans notre situation, de se débarrasser des parasites dans notre preuve.
Un autre aspect langagier que les résultats basiques/triviaux de catégories qui est particulièrement utile est l'usage de diagrammes. $f\circ g = h$, je comprends tout à fait, mais dès qu'on passe sur des égalités de composition à plus de facteurs, cela devient extrêmement compliqué pour moi de comprendre, de mettre un sens sur ce que je lis. Par exemple, dans la définition de transformation naturelle, $\eta_Y\circ F(f) = G(f) \circ \eta_X$ m'est difficile d'accès, contrairement à l'énoncé "Ce diagramme commute : $$\xymatrix{F(X) \ar[r]^{F(f)} \ar[d]_{\eta_X} & F(Y) \ar[d]^{\eta_Y} \\ G(X) \ar[r]^{G(f)} & G(Y)}$$"
(bon, c'est plus long en LaTeX, mais ça vaut le coup) On y voit particulièrement bien la relation entre les objets et entre les flèches - si bien que (au grand dam de Christophe) on n'a souvent plus besoin de nommer les flèches, et il suffit de dire que ce sont celles qu'on sait (je maintiens qu'il faut quand même le dire - "la flèche canonique" par exemple -, au risque de faire des grosses bêtises)
Bon, ça c'est subjectif, et il me semble que Foys (tu me corrigeras sinon) avait exprimé le fait que pour lui, c'était l'inverse, et c'était moins lisible. Mais il y a un aspect légèrement plus objectif à cette affaire, qui est que si j'écris $f\circ \eta_X \circ D(g)^* = h\circ \theta_Y\circ k$ je ne vois pas les étapes intermédiaires (le codomaine de $\theta_Y$ par exemple !) alors que dans un diagramme, je les vois. Cela permet en particulier de simplifier les preuves par "diagram-chasing" (elles ont ce nom pour une raison

) en introduisant des diagrammes commutatifs intermédiaires dans le gros diagramme pour prouver qu'il commute. Cet aspect visuel n'est simplement pas retrouvable autre part.
Bon, ce n'est pas à proprement parler de la théorie des catégories, d'ailleurs on retrouve des diagrammes chez des gens qui ne font pas de catégories pour ces raisons, mais il n'y a pas de doute qu'elle a aidé à populariser les diagrammes, qui sont d'une grande aide (à mon sens, le même genre d'aide que l'introduction des variables pour décrire les équations)
En ce sens, on peut traiter la théorie des catégories comme un simple langage, un simple outil de bookkeeping, et néanmoins y avoir un intérêt. Petite anecdote personnelle: c'est ce que j'ai fait en prépa - il n'y a évidemment pas moyen d'appliquer de la vraie théorie des catégories aux concours, mais cet aspect bookkeeping/langage m'a beaucoup aidé à comprendre un certain nombre de choses et à me simplifier la vie dans de nombreux exercices.
Mais alors pourquoi il y a de la recherche en théorie des catégories ?
II- Eh bien, au même titre que si on fait de la théorie des ensembles, on ne dit pas juste "soit $X$ un ensemble. Alors [ théorème ultra stylé qui casse tout ]", on ne peut pas s'attendre à faire de la théorie des catégories en disant juste "soit $C$ une catégorie. Alors [ pareil ]". Il faut rajouter des informations, de la structure. Et alors, cela devient un vrai sujet d'étude, avec de véritables applications.
Je ne vais ici parler que d'un de ces objets d'études, mais il faut comprendre que c'est parce que je ne suis pas en train d'écrire un bouquin de théorie des catégories, et qu'il y en a bien d'autres
Je veux vous parler de la théorie des catégories (localement) présentables. Une catégorie présentable, c'est une catégorie, généralement grosse (typiquement celle des groupes abéliens, $\mathbf{Ab}$ - je ne rentre pas dans les questions de taille et de "est-ce que c'est vraiment tous les groupes abéliens ?" ici, ça ne m'intéresse pas pour cette discussion) qui est néanmoins contrôlée par un ensemble petit d'objets ( dans le cas de $\mathbf{Ab}$, on peut prendre les groupes abéliens de type fini - à isomorphisme près, il n'y en a qu'un ensemble, dénombrable d'ailleurs). On peut dire énormément de choses déjà plus intéressantes que sur des catégories générales au sujet de ces catégories présentables.
Par exemple, presque par design, on a un théorème du foncteur adjoint extrêmement puissant : un foncteur $F:C\to D$ entre catégories présentables est un adjoint à gauche si et seulement si il préserve les colimites. En d'autres termes, on peut définir des foncteurs uniquement en vérifiant une propriété !! (il y a un énoncé un peu plus technique qui dit quand un foncteur est un adjoint à droite)
On a aussi une théorie des localisations de catégories présentables qui se comporte extrêmement bien et permet de faire plein de choses.
Un autre théorème important dans ce cadre est : une catégorie présentable est toujours une localisation d'une catégorie de la forme $Fun(C, \mathbf{Ens})$ où $C$ est une petite catégorie. Pourquoi c'est important, vous me direz ?
Eh bien parce que ça nous dit que la plupart des catégories qui nous intéressent vraiment (groupes abéliens, espaces vectoriels, complexes de chaînes, anneaux, ...) peuvent se voir comme des catégories de foncteurs! En d'autres termes, on peut voir nos objets d'étude usuels comme des objets catégoriques, formels, "triviaux" donc, et appliquer nos théorèmes généraux de théorie des catégories, par exemple pour calculer des $\hom$, des co/limites, etc.
Tout ça repose en particulier sur le lemme de Yoneda, une trivialité quand on écrit tout bien. Bref, peu de travail, beaucoup de gain.
Qu'est-ce que je veux que vous reteniez de ça ? Que les catégories permettent de changer de point de vue sur nos objets favoris, en les voyant comme des objets catégoriques, auxquels on peut donc appliquer nos théorèmes favoris de catégories "générales". En particulier nos objets favoris sont (quasi tout le temps) des objets "formels" qui n'existent qu'en tant que colimites formelles d'objets simples. Ce genre de choses permet de réduire beaucoup d'énoncés à des énoncés triviaux, ou faciles à vérifier.
Bon, je me suis cantonné à la théorie des catégories présentables comme exemples, mais il y a aussi par exemple les catégories monoïdales (une étude de la dualité dans ces catégories permet de réduire énormément le travail nécessaire pour le théorème de Lefschetz, comme le montrent Dold et Puppe) et toutes leurs variantes linéaires, les catégories abéliennes qui fournissent un cadre général et approprié pour l'algèbre homologique, les groupoïdes (j'y pense principalement pour tout ce qui est groupe fondamental et Van Kampen parce que ça simplifie quasiment toute la théorie, mais il y a d'autres endroits où c'est utile), les sites/topologies de Grothendieck, indispensables pour une grosse partie de la géométrie algébrique (on m'a souvent répété que pour ça, la théorie des topos n'est pas vraiment nécessaire, par contre les sites eux, si), etc.etc. Et je ne rentre même pas dans la question de la théorie de l'homotopie, que je compte aborder à la fin.
Je veux conclure ce paragraphe en mentionnant un truc qui n'est souvent pas bien compris, notamment quand on demande l'utilité des catégories e.g. en topologie algébrique. Les catégories sont devenus un objet d'étude tellement basique dans ce genre de domaines que beaucoup d'objets d'études de base sont
définis en termes catégoriques, et n'ont pas d'interprétation simple sans ces termes, si bien qu'il n'est pas même question de travailler sans: c'est ce qu'on étudie !
III- Avant de passer à la suite, je veux faire la contrebalance du paragraphe précédent. En effet, je ne voudrais pas qu'on puisse croire que j'ai laissé entendre que les catégories sont un outil miraculeux, et comme les deux premiers paragraphes ne font que leur apologie, c'est ce que ça pourrait laisser croire. J'ai déjà mentionné qu'il y avait un malentendu sur la nature de la théorie des catégories du style "il n'y a pas de vrais théorèmes, ça ne sert à rien", ici je vais m'attaquer au malentendu opposé, parfois malheureusement tenu par des personnes qui découvrent les catégories et trouvent cette théorie très belle. Le malentendu opposé est "Les catégories sont un outil miraculeux qui permet de tout résoudre à coups de diagrammes commutatifs".
Et pour que l'image des catégories ne soit pas ternie par ce malentendu, je me dois d'être très clair :
ce n'est pas le cas !!!.
Comme je l'ai dit en I-, pour beaucoup de gens (et donc une grosse partie du boulot de cette théorie) c'est d'éclairer les preuves en éliminant le superflu, les répétitions, les résultats formels, pour se concentrer sur les questions spécifiques à la situation à laquelle on est confronté. Mais il y a
des questions spécifiques à la situation à laquelle on est confronté.
Si vous voulez démontrer le théorème de structure des groupes abéliens de type fini (ou plus généralement des modules sur un anneau principal), vous pouvez utiliser un peu d'intuition catégorique pour vous simplifier la vie, mais à la fin de la journée, il va falloir prouver quelque chose qui est vrai pour les anneaux principaux et pas d'autres anneaux, i.e. il va falloir mettre les mains quelque part, et pas juste dans une "catégorie abélienne quelconque". Et c'est assez étrange à quel point on retrouve souvent ce genre de problème: une personne a un exercice qui a des hypothèses très spécifiques, et poste une question sur un forum (je pense principalement à MSE, il y a peu de catégoricien-ne-s en France) où elle n'a visiblement fait que du catégorisme et dit ne pas réussir à conclure - en voyant ça, on se demande ce que cette personne imaginait.
Bref, un des inconvénients de la théorie des catégories, c'est que quand on la rencontre on est impressionné et on cherche à l'appliquer à tout, mais surtout
pour tout. Alors autant, pour la plupart des travaux dans une maison, un tournevis vous sera utile, autant si vous devez mettre un tiroir dans son encochure (aucune idée du bon mot ici) ça ne va pas vous aider.
Pour ça il faudrait l'enseigner
mieux - souvent les élèves se trouvent forcé-e-s à l'étudier seul-e-s et donc la voient comme une solution miracle. En l'enseignant correctement, on pourrait bien voir ses pouvoirs et ses limites, et ne pas arriver face à ce genre de situation. Pour distinguer le formel du particulier, le catégorique du non catégorique.
D'un autre côté, parfois il faut savoir être audacieux-se et voir l'aspect catégorique d'un problème qui ne l'est pas forcément a priori. C'est un des points du paragraphe suivant.
IV- Dans ce paragraphe je veux parler d'un apport souvent aussi peu compris de cette théorie : l'inspiration.
Avant tout, il faut voir que par sa généralité, la théorie des catégories permet de se poser un grand nombre de questions "automatiques" face à une situation.
Quand on est face à une construction, on peut se demander "est-ce un foncteur ? est-ce une transformation naturelle ? est-ce un adjoint à gauche, à droite ? préserve-t-il les co/limites ? un certain type de co/limites ?" etc. etc. Bref une batterie de questions automatiques qui permet de dire des choses, même si pas forcément intéressantes.
Cela permet aussi souvent de savoir quel genre d'énoncés formuler, typiquement la notion de propriété universelle permet de formuler beaucoup d'énoncés (à défaut de pouvoir les prouver, cela suggère un grand nombre de questions à se poser).
Au-delà de ça, il y a un certain nombre de phénomènes qu'on a pu observer en théorie des catégories qui ont pu mener à de véritables résultats/intuitions en dehors. Je pense par exemple à la notion d'isomorphisme canonique/naturel qui permet d'expliquer dans une certaine mesure l'existence de la cohomologie, de la non orientabilité etc. qui sont en principe des questions géométriques.
La théorie des catégories permet aussi de se poser des questions qu'on ne pourrait tout simplement
pas se poser sans. Je vais donner deux exemples de ce phénomène, et je vous laisse me faire confiance quand je vous dis qu'il y en a plus
Le premier exemple est la théorie de Morita: un principe très général en algèbre linéaire est l'idée qu'on peut comprendre un objet en comprenant la manière dont il agit - par exemple on peut "comprendre" un anneau en comprenant ses modules (un groupe en comprenant ses représentations). La théorie des catégories permet de répondre à la question "dans quelle mesure c'est vrai ?". Par exemple, on dit que deux anneaux sont Morita-équivalents lorsque leurs catégories de modules sont équivalentes : "quand est-ce que $A$ et $B$ sont Morita-équivalents ? " est une question qui n'est pas formulable sans ce langage. Dans le même genre d'idées, on trouve la reconstruction Tannakienne par exemple.
Le second exemple est celui de la théorie des schémas. En fait, on s'est rendu compte (je ne sais pas comment ça s'est fait historiquement) que la donnée du schéma affine $Spec(A)$ était équivalente à la donnée de $A$. Plus précisément, $A\mapsto Spec(A)$ est une équivalence entre la catégorie des schémas affines et l'opposé de celle des anneaux commutatifs. Via Yoneda et le fait que tout schéma est obtenu en recollant des schémas affines, on en déduit que la catégorie des schémas peut se voir comme une sous-catégorie de la catégorie des foncteurs $Fun(\mathbf{CRing, Ens})$ - on retrouve ce dont je parlais en II. Mais ici on peut caractériser précisément les foncteurs en questions. On peut alors se demander : que se passe-t-il si on agrandit un peu cette classe de foncteurs ? En allant dans cette direction, on peut avoir des objets géométriques plus généraux, comme par exemple les schémas formels ou encore les (pré)champs, mais aussi avoir un nouveau point de vue sur des objets géométriques qu'on connait bien - le point de vue "foncteur" est particulièrement utilisé pour les groupes algébriques par exemple.
La morale de ce paragraphe c'est que la théorie des catégories permet de se poser beaucoup de questions - ce n'est pas spécifique bien sûr à cette théorie, mais à mon sens c'est un critère d'évaluation de la qualité d'un domaine des maths: quel genre de questions peut-on s'y poser, ou se poser grâce à lui ?
Une théorie qui permet non seulement d'avoir des questions automatiques, mais aussi de se poser des questions moins automatiques, plus sérieuses et qui mènent à des maths riches, c'est une théorie qui a du succès. Et puis, même si j'ai moins appuyé dessus, ça permet d'obtenir un nouveau point de vue sur des phénomènes qu'on connaissait déjà et qu'on arrivait moins à expliquer.
V- Bon, ce paragraphe c'est celui où il va y avoir des morts

Non, bien entendu je rigole
Avant de me lancer, je précise que mon avis a beaucoup évolué sur la question au cours du temps, et risque d'encore évoluer, qui sait ?
Déjà, je parle ici de "fondements" au sens communément entendu, pas au sens de Christophe (qui, de toute façon, ne permet que la théorie des ensembles comme fondement alors bon, autant ne pas en parler

enfin, Christophe, c'est ton théorème, non ?

).
Donc est-ce que les catégories peuvent être vues comme un fondement des mathématiques ? Bah déjà il faut savoir que c'est pas du tout leur vocation initiale (cf. paragraphe 0), c'est plus une envie de Lawvere qui voulait une théorie (des ensembles !!) plus proche de la pratique mathématique usuelle.
Le point de vue défendu par Lawvere est que l'"ontologie ZF-ienne" des ensembles ne correspond pas à la pratique des mathématicien-ne-s : la plupart d'entre nous pense de manière typée (par exemple, on n'a pas envie de réfléchir à savoir si $\pi \in 46$, d'autant plus que ça pourrait dépendre de la manière dont on a fait nos identifications en construisant $\mathbb R$, d'ailleurs de notre construction de $\mathbb R$; mais surtout parce que ce n'est pas une question
pertinente), et on pense plus fonctionnellement que ensemblistement. Bref, il défend que les mathématicien-ne-s ont par défaut un esprit catégoriste/typiste plus qu'ensembliste et que les "fondements" des mathématiques devraient prendre ça en compte.
Dans un premier temps, j'étais relativement d'accord avec ça. Sauf que je me suis rendu compte que la pratique mathématique, hors TDEistes et autres fondementistes, était complètement agnostique aux "fondements", et donc que cet argument est en un sens hypocrite.
Par ailleurs le texte mentionné
ici m'a convaincu que les fondements ZF-iens étaient plutôt pas mal.
D'autant plus que le point de vue de Lawvere est surtout adapté pour les spécialités algébro-topologo-géométriques, mais pas vraiment pour l'analyse, les probas.
En fait, un fondement catégorique (je précise un peu ce que j'entends par là, même si je suis pas sûr de ma définition: une théorie du premier ordre dans laquelle tout le monde ferait ses maths, à exceptions près) me semble surtout un peu lourd, et je n'y vois plus vraiment l'utilité - en fait j'y vois même des inconvénients pour certaines spécialités.
Pour autant, ne restons pas dans le monde de l'opinion, il y a des théorèmes précis qui disent que ce n'est pas impossible. Spécifiquement, certaines personnes ont comparé la consistency-strength de ETCS à celle de ZF(C), et c'est à peu près la même modulo le remplacement (qu'on peut, je crois, ajouter peu ou prou à ETCS; mais je ne connais plus les détails techniques).
Mais je suis clairement peu enthousiaste au sujet de ce genre de tentative, et beaucoup plus au sujet de tentatives comme HoTT : à nouveau, non pas que je considère que ce soit des Christophe-fondements, mais je suis très optimiste que ça puisse simplifier l'étude synthétique des $\infty$-catégories (voir paragraphe suivant).
Bref, pour ce paragraphe, je vais rejoindre l'avis de Christophe que les catégories sont plus une théorie unificatrice que fondatrice, même si je reste enthousiaste au sujet de HoTT, mais pas tant pour des raisons fondationnelles que pour des raisons pragmatiques d'homotopiste; même si, formellement, il y a des théories "fondatrices" catégoriques (à la Lawvere) qui ont une consistency strength comparable à ZF(C) et donc suffisantes pour faire des maths dedans.
VI- On arrive sur la fin, merci d'avoir lu jusqu'ici déjà !
Bon, ce paragraphe concerne des développements plus récents et en un certain sens plus techniques. En fait, tout ce que j'ai dit plus haut s'applique mutatis-mutandis en rajoutant le symbole $\infty$ devant le mot "catégorie" - une $\infty$-catégorie c'est comme une catégorie, mais on a des morphismes entre morphismes (on les appelle $2$-morphismes) puis des morphismes entre $2$-morphismes (qu'on appelle $3$-morphismes) et ainsi de suite jusqu'à l'infini.
L'exemple prototypique d'un tel gadget c'est l'$\infty$-groupoïde fondamental d'un espace : plutôt que de quotienter par la relation d'homotopie entre chemins, on rajoute les homotopies comme $2$-morphismes, et les homotopies entre homotopies comme $3$-morphismes, et ainsi de suite. Ce gadget encode non seulement $\Pi_1(X)$, mais aussi les $\pi_n(X;x), n\geq 2$; plus précisément il encode tout le type d'homotopie de $X$ (le type d'homotopie faible, techniquement).
Mais il y a d'autres objets de ce genre, par exemple on pourrait considérer l'$\infty$-catégorie des espace, où les objets sont les espaces, les $1$-morphismes les applications continues, les $2$-morphismes les homotopies, les $3$-morphismes les homotopies entre elles, etc. etc.
En fait, ces objets se sont révélés extrêmement utiles en théorie de l'homotopie, que ce soit sous leur forme "ancestrale" de catégories de Quillen, ou sous leur forme plus moderne des quasicatégories.
Ce que ce paragraphe est censé dire, c'est que manipuler ces objets, c'est relativement compliqué (à nouveau, peu importe le modèle) puisque nos constructions ne sont plus censées respecter uniquement les isomorphismes, elles sont censées respecter toutes les homotopies et les équivalences d'homotopie qui vont avec etc. Bref, il faut faire attention que tout ce qu'on fasse soit "homotopiquement pertinent". Cela fait une théorie difficile à manier, et pour se faciliter la vie, il est important d'avoir une théorie formelle
solide des catégories qu'on peut espérer exporter dans ce monde plus homotopique.
Comme dans le cas des catégories, la théorie de l'homotopie (au sens large, à la Quillen disons) a permis de se poser plein de nouvelles questions, de découvrir plein de nouveaux objets et de résoudre un certain nombre de problèmes qu'on avait (conceptuels et/ou techniques), et donc avoir un outil qui permet de la gérer est un grand plus.
Ainsi, la théorie des catégories est essentielle et nécessaire à la théorie de l'homotopie telle qu'on la conçoit aujourd'hui, que ce soit parce que les objets qu'on étudie sont par nature ($\infty$-)catégoriques, ou parce que même pour les objets plus classiques, pour les manipuler de manière à respecter toute la structure qui est présente on se doit de faire les choses formellement.
C'est notamment pour ça que j'aime beaucoup HoTT : aujourd'hui, il faut toujours faire gaffe quand on manipule des $\infty$-catégories. J'ai passé une bonne partie de mon mémoire de M2 à me familiariser avec ce genre de choses et aujourd'hui je dirais que je me débrouille bien avec, mais il y a quand même pas mal de moments où "c'est galère". Une théorie synthétique des $\infty$-catégories permettrait de se débarrasser d'un bon nombre de ces restrictions, parce que la pertinence homotopique serait immédiatement encodée
dans le langage.
Mais je m'égare. En conclusion de ce paragraphe, la théorie des catégories est importante, ne serait-ce que parce qu'elle permet de faire de la théorie de l'homotopie et des catégories supérieures. D'ailleurs, une remarque amusante est que Eilenberg et MacLane ont inventé cette théorie essentiellement pour parler de transformations naturelles, i.e. pour exhiber la structure $2$-catégorique de $\mathbf{Cat}$, la catégorie des catégories. En d'autres termes, la théorie des catégories a dans le radar les catégories supérieures depuis sa création.
Bon je vais m'arrêter là - j'ai déjà passé trop de temps sur ce post

bon d'ailleurs je ne me suis pas relu donc... bah tirez-en les conclusions que vous voulez, disons
Mais j'espère que j'aurai cassé quelques mythes et que ce (long) post aura été intéressant malgré tout.
Je me rends compte qu'il y a un autre aspect dont j'aime bien parler mais que je n'ai pas mentionné... bon, ce sera pour une prochaine fois
"Mathematics, rightly viewed, possesses not only truth, but supreme beauty"-Russell
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