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Mathématiques et littérature

Bonjour,

dans la préface de l'ouvrage de Rudy Rucker: "The fourth dimension, a guided tour of the higher universes", Martin Gardner écrit:

$\textbf{"As writers, mathematicians are notoriously inept.}"$

On pourrait dire qu'à l'inverse: "As mathematicians, writers are notoriously inept".

Il y a des exceptions à la première catégorie et Martin Gardner cite Lewis Carroll qui fut, disons... un honnête logicien.
Edwin Abbot, était grammairien et théologien. Son oeuvre "Flatland" est une critique de la société Victorienne.
Le poète Guillevic a écrit un recueil de poèmes intitulé "Euclidiennes".
Le comte de Lautréamont s'écriait: "ô mathématiques sévères , je ne vous ai pas oubliées (...) !"
Pascal et Descartes possédaient au plus haut niveau l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse.
En quoi littérature et mathématiques se rejoignent-elles chez certains de ces penseurs anciens ou contemporains ?

$\bullet \:$ Pour Pascal, la faiblesse de la nature humaine a confondu les ordres, désunit la Nature et dissimulé l'origine !
C'est ainsi que la relativité des points de vue fait désormais apparaître l'infini comme infime et l'infime comme infini.
L'expression tant mathématique que poétique apparaît alors comme le moyen de lier des choses éloignées, de remonter la chaîne des nécessités jusqu'à l'unité perdue.
Telle est la valeur symbolique que les néo-Pythagoriciens attribuaient à l'architecture par exemple et les Pythagoriciens à la poésie. L'expression "hexagramme mystique" est en ce sens très révélatrice car il s'agit bien dans l'esprit de Pascal, d'un outil destiné à $\textbf{révéler}$ le cosmos.

$\bullet \:$ Quel ouvrage contemporain est plus représentatif de la fusion entre un certain formalisme et l'écriture romanesque que $\textbf{"La vie mode d'emploi"}$ (paru en 1978) de Georges Perec ?
Tout ou presque a été dit sur ce roman. Il a été démonté comme un moteur de voiture pour en exhiber tous les mécanismes. Un "cahier des charges" a même été publié par l'auteur qui révèle le travail préparatoire long de 10 ans auquel il s'est livré.
Michèle Audin a décrit en détail tous les aspects mathématiques du roman. Il est parcouru par un système de contraintes qui dessinent presque littéralement le plan en façade d'un immeuble parisien situé au n°11 de la rue Simon Crubellier, chaque chapitre représentant une pièce, chaque pièce étant la case d'un bi-carré latin orthogonal d'ordre 10 dont l'existence fut révélée à l'écrivain par le mathématicien Claude Berge (1926-2002), grand spécialiste de la théorie des graphes.

Il ne faut pas aller plus loin que la page 24 du chapitre II du roman (édition Hachette, 1991) pour voir surgir les mathématiques. Ce chapitre décrit le salon de madame de Beaumont. Au milieu de livres et cahiers étalés sur un bureau, un classeur "est ouvert sur une page couverte d'équations transcrites en une écriture fine et serrée". (voir extrait)
Je m'interroge sur le sens mathématique de ce bref passage.
Les "morphismes homogènes" existent-ils vraiment ? Ont-ils un degré ? Et ce degré peut-il être une matrice ?
Pourtant, je n'imagine pas Perec faire dans l'improvisation. Rien n'est plus facile que de recopier un passage d'un livre ou d'une revue spécialisée. Il le fait bien quelques chapitres plus loin quand il retranscrit à la virgule près les pages d'un catalogue de matériels de bricolage: une lecture particulièrement pénible, il faut bien le reconnaître.
Enfin, au pire, il pouvait toujours demander des conseils au groupe Bourbaki dont certains membres étaient en lien avec les écrivains de l'Oulipo (fondé en 1961). N'y a-t-il pas dans l'Oulipo cette obsession très bourbakiste des structures et de leur hiérarchie ? Et cette idée que certaines choses ne sont valables et parfaites qu'en vertu de leur seule forme ?

Au chapitre XV page 85, il est question d'un calculateur prodige qui extrait des racines carrées ou cubiques de nombres de 9 chiffres et qui s'adonne "à la frénésie des factorielles".
A la page suivante, ce calculateur discute avec un ami du nombre 9 puissance 9 puissance 9: le plus grand nombre que l'on peut écrire à l'aide de trois chiffres.

Au chapitre XXXI p193, l'un des personnages rêve qu'un mathématicien démontre devant une "assemblée houleuse" que "le fameux théorème dit de Monte-Carlo" est généralisable.

$\bullet \:$ Les mathématiques apparaissent fréquemment dans l'oeuvre de Jorge Luis Borges bien souvent par le biais de l'angoissante question de l'infini.
Borges avait un niveau mathématique équivalent à un premier cycle universitaire, ce qui lui donnait tout juste assez de liberté pour recycler métaphoriquement ce qu'il croyait avoir compris des travaux de Gödel sur le vrai et le démontrable ou ceux de Cantor sur les nombres transfinis.
Si l'infini pose tant de problèmes à Borges c'est parce qu'il en est resté à une conception aristotélicienne pour laquelle, par exemple, l'idée d'un infini plus grand qu'un autre est absurde, tout comme est absurde l'idée que l'ensemble des parties est supérieure au tout.
Dans le court récit de Borges, $\textbf{"l'Aleph"}$, le narrateur est en lien avec un dénommé Carlos Argentino Daneri qui végète dans une petite bibliothèque de quartier et écrit des poèmes pour occuper ses heures de solitude. Le narrateur cache difficilement son mépris pour ce poète qu'il juge médiocre et qui passe son temps à s'auto-célébrer.

Un beau jour, ce Daneri révèle au narrateur que dans la maison de ses parents, (au niveau de la dix-neuvième marche de l'escalier situé sous la salle à manger précisément), il y a un Aleph: il s'agit d'une petite sphère "de deux ou trois centimètres de diamètre" contenant l'infini:

$\textbf{un lieu où se trouvent sans se confondre tous les lieux de l'Univers, vus de tous les angles.}"$

Or, pour des commentateurs un peu au fait (comme l'était Borges) des tartes à la crème mathématiques que sont les théorèmes d'incomplétude de Gödel ou l'argument diagonal de Cantor, l'Aleph est la description littéraire d'un "objet récursif" en tant que partie aussi vaste que le Tout:

$\textbf{"(…) pour exprimer la divinité, un Perse parle d'un oiseau qui en une certaine façon est tous les oiseaux"}$.

A la fin, le narrateur sera invité à vivre le vertige de l'Aleph et traversera une cascade de visions à la fois simultanées et successives:

"(…) je vis la mer populeuse, l'aube et le soir, les foules d'Amérique, une toile d'araignée argentée au centre d'une noire pyramide, un labyrinthe brisé (c'était Londres) (…) "

J'ai parlé de l'ouvrage de Rudy Rucker paru dans les années 80. Son auteur est un spécialiste des ensembles transfinis. Il collabora avec Kurt Gödel. Les deux illustrations ci-dessous, réalisées par David Povilaitis, sont extraites de son ouvrage. Je n'avais pas ouvert ce livre depuis l'époque lointaine de mon adolescence boutonneuse. Avant de le ranger à nouveau pour longtemps sur mes étagères, je jette un coup d'oeil au dos de la couverture où l'on peut lire:

$\textbf{"the fourth dimension...
it's a myth, a reality, a dream, a hypercube, the face of God, the photograph of everything at once."}$

Comme quoi on en revient toujours à l'Aleph.



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Réponses

  • bonjour

    entre mathématiques et littérature existe une différence évidente d'esprit, de vocation, et d'objet de recherche

    le mathématicien veut à travers le désordre apparent, déceler un ordre réel (par exemple avec la succession des nombres premiers)
    alors que l'écrivain souhaite recréer le monde à travers sa vision onirique de la réalité, que ce soit le poète, le romancier ou l'auteur de théâtre

    le matheux a une attitude scientifique, il place avant toute chose l'objet de ses recherches, c'est-à-dire les nombres, les figures et les expressions mathématiques, alors que l'écrivain donne la préférence à lui-même dont la personnalité va surgir de ses écrits

    le mathématicien travaille pour sa discipline, ses élèves et ses partenaires de recherche
    alors que l'écrivain écrit pour ses lecteurs et surtout pour s'échapper de la grisaille ambiante et donc pour lui-même

    le matheux utilisera un langage minimal, sobre, classique, clair et précis
    alors que l'écrivain se permettra des fioritures, des fresques descriptives, des figures de style audacieuses et des néologismes surprenants

    le mathématicien cherche à démontrer et à convaincre alors que le littéraire cherche à séduire et envoûter

    mais un point pourrait rapprocher le mathématicien de l'écrivain, c'est l'esprit créatif :
    le matheux n'en manque pas lui qui imagine des univers parallèles, des nombres non réels, des produits de vecteurs
    tandis que le littéraire passe son temps à concevoir un nouveau monde et un nouvel homme

    cordialement
  • Bonjour,
    le littéraire peut aussi chercher à démontrer et à convaincre sans pour autant chercher à séduire à tout prix (même si la notion de séduction ou d'envoutant est très relative, on entend souvent des réflexions sur une démonstration mathématique en la qualifiant d' élégante par exemple).
    Si on me dit "littérature et mathématiques" j'ai envie de répondre par exemple le poète russe de l'âge d'argent Velimir Khlebnikov.
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