Le CNRS fêtera-t-il ses 100 ans ?

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Le CNRS fêtera-t-il ses 100 ans ?

Pour ses 80 ans, le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) affiche un bilan flatteur. Par exemple, il abrite le plus grand nombre de projets financés par l’European Research Council (ERC), actuellement considéré comme la référence en Europe en termes d’excellence scientifique. Aujourd’hui, le CNRS compte 503 lauréat·e·s, contre 263 pour Oxford University en Angleterre et 250 pour le Max Planck Institute en Allemagne. Même en ramenant ces nombres de projets au budget total des établissements, notre organisme reste en tête.

La marque de fabrique du CNRS a été de faire confiance à ses chercheur·se·s en leur accordant une forte autonomie. Confiance, car le CNRS recrutait jusque récemment des jeunes chercheur·se·s en début de carrière faisant ainsi un pari sur l’avenir. Autonomie car les unités de recherche étaient assurées d’obtenir des crédits récurrents, qui, bien que dérisoires par rapport aux budgets des universités anglo-saxonnes, permettaient d’effectuer une recherche fondamentale sans être accaparé par une perpétuelle course aux financements. Cette confiance et cette autonomie sont les deux caractéristiques qui placent le CNRS à part dans la recherche européenne. Elles sont le socle de la qualité de ses recherches et de son succès.

Les politiques menées depuis plus de 20 ans mettent ce service public en péril. Selon l’UNESCO, la recherche et développement ne représentait que 2,23 % du Produit Intérieur Brut (PIB) en France en 2016, soit moins que la moyenne mondiale (2,31 %). À ce désintérêt de nos dirigeants, s’ajoutent des décisions dont l’inefficacité et le coût pour la collectivité sont manifestes. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, véritable niche fiscale étendue sous la présidence de M. Sarkozy, triplée sous celle de M. Hollande, cause un manque à gagner de plus de 5 milliards d’euros par an à l’État pour un bilan tellement choquant qu’aucun des gouvernements n’a osé l’établir avec précision. Le CNRS, lui, est au pinacle de la recherche européenne avec la moitié de ce budget.

Malgré sa réussite, de 2007 à 2018, le CNRS a perdu 338 postes de chercheur·se·s et 820 postes d’ingénieur·e·s et technicien·ne·s, et, comme pour les autres services publics, le sabordage s’accélère. Le mot n’est pas trop fort au vu de la complaisance du nouveau Président Directeur Général du CNRS, M. Antoine Petit, devant la faiblesse historique des recrutements – seuls 249 postes de chercheur·se·s fonctionnaires seront ouverts en 2019, soit une baisse de plus de 15 % par rapport à 2018. Le 1er février 2019, quand le premier ministre annonce une politique de renoncement à long terme pour la recherche devant les directeur·rice·s d’unités CNRS, M. Petit abonde qu’en effet, « on ne peut pas être les meilleurs partout »… Le 27 août 2018, il s’était déjà illustré devant la Conférence des Président·e·s d’Universités (CPU) en déclarant qu’un des problèmes de la recherche française est qu’elle n’attire pas les « stars », mais seulement des « chercheurs normaux ».

Leur boussole étant la réduction du nombre de fonctionnaires, nos dirigeants oublient ce qu’un engagement pérenne en faveur de la recherche publique avec une vision de long terme a produit ces dernières décennies, à l’opposé de la précarisation de l’emploi scientifique et de la privatisation de la recherche. Par exemple, les biotechnologies vivent un tournant avec la technologie CRISPR-Cas, produit direct du financement public en faveur d’une recherche fondamentale, menée par des « chercheurs normaux ». En électronique, les recherches fondamentales de l’équipe d'Albert Fert sur la magnétorésistance géante dans les années 80 ont révolutionné les technologies de stockage et de traitement de l’information. Notre quotidien change à une vitesse inégalée. Plus que jamais, nos sociétés ont besoin de chercheur·se·s indépendant·e·s pour interroger le monde et proposer des pistes pour faire face aux défis planétaires, tels que le changement climatique.

La pénurie de postes et la disparition des financements récurrents ont déjà nui à l’attractivité des carrières scientifiques et plongent toute une génération hautement qualifiée dans la précarité salariale et scientifique. Chacun·e dans nos laboratoires, nous constatons que la politique menée actuellement au CNRS ne nous permet pas d’envisager de recruter de façon pérenne les personnes pourtant excellentes qui travaillent avec nous.

Sans la confiance et l'autonomie que le CNRS nous a accordées pour mener nos recherches, peu d’entre nous auraient pu décrocher ces financements ERC. Il est urgent pour l’État français d’entendre les cris d’alarme des instances du CNRS publié dans Le Monde le 1er décembre 2018 comme ceux de 12.000 pétitionnaires « RogueESR », qui tou·te·s réclament crédits récurrents et postes permanents. Notre direction ne manque pas une occasion de se prévaloir de nos financements ERC mais nous refusons que l'on nous utilise pour masquer les conditions de travail imposées à l'immense majorité des laboratoires et prôner une recherche fondée sur l'individualisme et la compétition généralisée. Un changement radical d'orientation s’impose pour permettre au CNRS de rester un bien public capable de relever les défis scientifiques du XXIe siècle.


177 lauréat·e·s du Conseil Européen de la Recherche (ERC) pour le CNRS

(suit une liste de signataires)



Tribune publiée dans Le Monde,
https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/06/18/le-cnrs-fetera-t-il-ses-100-ans_5478062_1650684.html

Mais largement diffusée par ailleurs.

Réponses

  • Je pense que les signataires formulent mal le problème. Pour un politique au pouvoir actuellement, les questions sont : "comment démembrer une institution de recherche qui marche plutôt bien pour transférer son financement dans la trésorerie d'entreprises amies pour rémunérer mieux les actionnaires (but du CIR)?" et "comment faire croire qu'il n'y a pas d'autre alternative". C'est un exercice difficile, mais qui a sa logique puisqu'elle s'inscrit dans une démarche générale d'anéantissement des intérêts stratégiques nationaux, réussie pour ce qui concerne l'industrie. Ainsi, le dernier haut fait, la vente à la découpe d'Alstom (turbine génératrice de l'industrie nucléaire des sous marins et des portes avions) en catimini par la personne qui occupe actuellement le poste de chef de l'État est un modèle de réussite en la matière. Elle a permis à la banque dont est issu la personne en question et à un groupe de BTP complice d'engranger 254 millions d'euros net et a porté un coup fatal à la filière énergétique française, d'un intérêt majeur et supérieur pour notre pays.

    La recherche fondamentale et appliquée à l'origine de l'excellence des ces secteurs est donc devenue inutile, tout comme celles dont il est question dans la tribune (notamment les travaux extraordinaires d'Albert Fert) : à quelques petites exceptions près, il n'existe plus d'industrie qui les utilise en France.

    Pour les mathématiques il reste des incertitudes : il faut bien des gens pour faire les calculs financiers ou pour concevoir la plupart des outils des activités tertiarisés (en lien avec l'informatique : Facebook recrute quasi directement à Ulm). Donc je vois plutôt un maintien des crédits et un recrutement constant bon an mal an.
    "J'appelle bourgeois quiconque pense bassement." Gustave Flaubert
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